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Grand prix Marie Claire du roman 2011 : “Olivier”, récit de Jérôme Garcin, où l’auteur s’adresse à son frère jumeau mort à 6 ans

Bluffés, tourneboulés. Les membres de notre jury, sous le coup de l’émotion, n’ont pas fait un pli. Jérôme Garcin, malgré la qualité des autres finalistes (Lola Lafon, Isabelle Jarry, Gérard Mordillat) méritait sans conteste de gagner cette année, après Lionel Duroy en 2010 (primé pour “Le Chagrin”), et Emmanuel Carrère en 2009 (pour “D’autres vies que la mienne”). Ce dossier sur notre lauréat 2011, publié dans Rue des Auteurs (membre du jury), reprend et complète celui que propose Marie Claire dans son numéro de juin-juillet, avec – entre autres bonus – un extrait (les 2 premiers chapitres, en fin d’article). Nous sommes, avec le site Rue des Auteurs, partenaires de ce prix Marie Claire Emotion, qui s’est maintenant installé dans le paysage littéraire, côté coeur.  < INTERVIEW >

 

Grand prix Marie Claire du roman d'émotion 2011 : "Olivier", récit inoubliable de Jérôme Garcin, où l'auteur s'adresse directement à son frère jumeau mort à 6 ans
Seules les oranges étaient pressées. Nous, nous avions envie de prolonger ce moment en sirotant nos jus de fruit et, surtout, en savourant les sensations que nous avaient offertes les livres sélectionnés** pour la finale de notre prix littéraire. Mais allions-nous, membres de ce jury* exigeant, nous déchirer sur le choix final du lauréat, et nos oranges accoucher des pépins de la colère ? Non, car tout sensibles que nous fûmes à la qualité des autres nominés, “Olivier” (éditions Gallimard) – qui nous avait étreints et estomaqués – ne nous laissa pas le choix. On pouvait aimer les autres, mais pas ne pas voter pour lui. Ce roman singulier, qui nous parle d’un inoubliable pluriel à deux, a été écrit par Jérôme Garcin pour prolonger son dialogue tragiquement interrompu avec Olivier, son frère jumeau mort dans un accident de voiture quand ils avaient six ans. Dans ce récit au style limpide et incisif, d’un lyrisme contenu et d’autant plus poignant, il s’adresse directement à ce jumeau perdu qui l’accompagne tout au long de sa vie d’homme, où il a dû serrer les dents pour se reconstruire après ce deuil sidérant. Pour, aussi, chérir sans faillir sa femme et ses enfants, en évitant de tomber dans le gouffre intérieur créé par la perte de ce double. Et pour rester droit dans ses bottes, puisque comme son père mort lui aussi violemment (chute de cheval), Garcin est un cavalier émérite. Mais c’est vers ses souvenirs qu’il galope avec le plus de talent, vers le cœur de son enfance et celui de ce frère, qui grâce à lui bat encore, et fait battre le nôtre.   Gilles Chenaille

« J’ai longtemps essayé d’oublier, pour ne pas m’écrouler ! »

Jérôme Garcin (photo C. Hélie)

Jérôme Garcin (photo C. Hélie) >>
Côté cour : 55 ans ; 3 enfants ; marié à Anne-Marie, comédienne et fille de Gérard Philippe ; meilleur ami de Bartabas (créateur du théâtre équestre Zingaro). Côté rue : directeur adjoint du Nouvel Observateur ; producteur et animateur de l ‘émission « Le masque et la plume » sur France Inter, qui tous les dimanches soir attire 600000 auditeurs.
Auquel des jumeaux revient le prix ?
Aux deux, en fait. « J’ai parfois eu la chance de recevoir d’autres prix, mais ce prix Marie Claire Emotion me touche plus que tout autre, car il prend dans ma vie une dimension très spéciale. C’est la même impression heureuse que lorsqu’on a 6 ans et qu’on reçoit le tableau d’honneur. J’ai eu tant de mal à écrire ce livre, tant de mal à le sortir de son tiroir et me décider à le publier ! Votre jury l’a distingué, et ce prix, c’est à mon frère Olivier qu’il revient, lui qui il y a quelques mois encore était inconnu… »
Vivre vite pour échapper aux psys
Entre sa vie professionnelle trépidante, sa famille, sa passion galopante pour le cheval, Garcin n’arrête jamais. Histoire d’oublier les morts tragiques de son jumeau quand il avait 6 ans (« depuis cet âge, je vis sur une béquille »), et de son père quand il en avait 17. « Pendant des décennies, pour pouvoir avancer, ne pas m’écrouler, j’ai mis de côté ces souvenirs terribles. J’avais la culpabilité du survivant. Je ne voulais pas plonger là-dedans. Pour construire ma vie, j’évitais de regarder en moi. Il s’agissait donc de vivre vite, et je m’étonne vraiment d’avoir échappé si longtemps à l’analyse. Ce livre, tardif, est une thérapie. C’est parce que j’y parle à mon frère que j’ose enfin me poser des questions sur moi-même ».
Le masque, puis la plume
« Je n’ai commencé à écrire qu’à 37 ans. Soit 20 ans après la chute de cheval mortelle de mon père, le jour de mes retrouvailles avec l’équitation ». Remonter à cheval pour se remettre en selle. Et aujourd’hui, oser enlever totalement le masque : « Pour la première fois, je me dévoile en montrant mes faiblesses (et mes forces) accrues par l’écriture ». Ses forces ? L’envie de vivre, l’amour des siens. Et bien sûr le talent, ce qu’il ne dira jamais. Ses faiblesses ? Une certaine forme de fragilité, d’isolement…
La présence des morts
Dans son livre, Garcin s’adresse souvent, directement, à son jumeau disparu. Est-il donc encore à ses côtés ? « Oui, je crois à la présence des morts. Et c’est la première fois que j’assume le fait d’écrire un livre dont je reconnais la part spirituelle. » Olivier, en effet, n’est pas parti si loin : « Oui, il existe physiquement, ce petit fantôme qui est en moi… »
Et maintenant ?
« Je croyais être seul dans mon cas, et seul à ressentir ce genre de choses. Mais chaque jour je reçois des lettres de lecteurs qui me racontent leur propre histoire, et je comprends que c’est partagé. Alors aujourd’hui, la parution de ce récit où je m’ouvre enfin, ce partage avec ceux qui me lisent, et ce prix Marie Claire également, tout cela me donne un incroyable sentiment de réconfort. Mais mon livre est aussi le prolongement d’une fragilité qui n’est pas effacée… »
» Propos recueillis par G. Ch.

 

* Les membres du jury

Karine Tuil, écrivain ; Fabienne Berthaud, réalisatrice et écrivain ; Fabrice Gaignault, rédacteur en chef Culture de Marie Claire et président du jury, où figuraient aussi David Abiker (chroniqueur à Marie Claire, Europe 1 et France 2),Evelyne Bloch-Dano (écrivain et critique littéraire à Marie Claire) et Gilles Chenaille (conseil littéraire, créateur des sites Rue des Auteurs et critique à Marie Claire).

« Un livre universel, magnifique »

Grand prix Marie Claire du roman d'émotion 2011 : "Olivier", récit inoubliable de Jérôme Garcin, où l'auteur s'adresse directement à son frère jumeau mort à 6 ans
Fabienne Berthaud, membre de notre jury, réalisatrice et romancière (« Pieds nus sur des limaces », adapté de son roman aux éditions JBZ & Cie, et dont le DVD sort le 5 juillet, avec Diane Kruger et Ludivine Sanier – et plus récemment « Un jardin sur le ventre » aux éditions du Seuil), a été subjuguée.
« C’est universel, magnifique. L’auteur réussit un hymne à la vie et à l’amour, tout en nous parlant de la perte d’un frère. Il s’est mis à nu sans tricher, nous parlant aussi de son amour pour sa femme et ses enfants, malgré ce deuil. C’est un livre qui sert : une vraie leçon de vie. »

« Ça m’a bouleversée »

Grand prix Marie Claire du roman d'émotion 2011 : "Olivier", récit inoubliable de Jérôme Garcin, où l'auteur s'adresse directement à son frère jumeau mort à 6 ans
Karine Tuil, membre de notre jury, écrivain (auteure notamment, aux éditions Grasset, de « La Domination » et plus récemment de « Six mois, six jours » qui ressort en poche en septembre) a été littéralement saisie.
« Je peux même dire, sans exagération, qu’il m’a bouleversée, ébranlée. Il fera sans aucun doute partie de ces livres auxquels on pense longtemps après. Je suis très sensible à ces questions de perte, de réparation, de quête du double idéal. Très émue aussi par ces pages sur l’amitié, et ce style sobre et lyrique ».

La critique du livre dans Marie Claire, lors de sa parution

Ce livre bouleversant – un frère adulte racontant la perte que fut et demeure la mort de son jumeau à six ans – ne touchera-t-il que ceux qui se trouvent dans le même cas, ou les parents ayant perdu un enfant ? Non. Personne ne résistera à la puissance affective de ces pages. Car ce ne sont pas tant un ou deux enfants qui en sont les héros, que l’enfance elle-même. Celle que l’on a vécue et qui se prolonge en nous, ces étés dont nous essaierons toujours de retrouver la lumière, ces histoires de famille qui furent l’indélébile premier acte du théâtre de la vie. Jérôme Garcin signe ici le récit d’une existence réussissant à se construire malgré la tragédie de départ. Dans un style précis, incisif, avec aussi une poésie et une profondeur de vue rares, il parle à ce frère qui devient le nôtre. G. Ch.

 

** Les quatre romans finalistes du prix étaient :

– “Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce” de Lola Lafon (éditions Flammarion)
– “Rouge dans la brume” de Gérard Mordillat (éditions Calmann-Lévy)
– “La voix des êtres aimés” d’Isabelle Jarry (éditions Stock)
– “Olivier” de Jérôme Garcin (éditions Gallimard)

 

Extrait du livre de Jérôme Garcin, “Olivier”

les deux premiers chapitres

Premier chapitre
Je viens d’avoir cinquante-trois ans ; nous venons d’avoir cinquante-trois ans. Je n’aime pas ce rituel. Il réveille une douleur que le temps a fini par discipliner, mais qu’il n’a jamais réussi à effacer. Il ravive une colère d’enfant révolté par l’injustice, une hébétude, un effroi, dont, malgré tous les efforts qu’on fait pour se tenir droit, on ne se relève jamais.
À chaque anniversaire, le même trouble me saisit : j’ai l’impression que je ne suis pas seul. Il m’arrive même, sans rien en dire à ceux que j’aime et qui m’entourent de leur affection, de m’étonner de ton absence, de pester contre ton éternel retard, de lorgner vers la porte d’entrée, de te guetter, d’imaginer que tu vas m’aider à souffler les bougies — à deux, quelle furieuse tornade ce serait, et quelle rieuse bourrasque. À deux, on ferait un vaillant centenaire.
Mais tu n’es jamais venu autrement qu’en frôlant, de ton aile d’ange, mon épaule et la pointe sensible de ma clavicule fracturée après une chute de cheval. Est-ce une illusion ou une résignation ? Il me semble que, les années passant, ta caresse se fait plus pressante. Plus tu t’éclipses, et plus tu es présent. Peut-être est-ce toi, en vérité, qui trouves le temps long et m’attends, tapant du pied, calculant les heures Dieu seul sait où.
Pour moi, les absents ont toujours raison.
Deuxième chapitre
Il me reste une photo, en noir et blanc, de notre dernier anniversaire ensemble. Elle est datée d’octobre 1961. Nous avons cinq ans. Il y a plein de cadeaux, de gâteaux, de bonbons, de pochettes-surprises, sur une table ronde et blanche, dans le jardin de Bray-sur-Seine gouverné par un très vieil acacia au tronc si gros qu’on ne peut l’enlacer et aux racines si protubérantes qu’elles paraissent former une manière de tumulus enherbé. La lumière de l’automne est encore claire. Nous sommes debout, aux côtés de Catherine, Chantal et Anne, nos trois cousines en kilt sage et chemisier blanc, une barrette dans les cheveux. La fête va commencer. Je semble impatient de manger, à moins que ce ne soit simplement l’impatience de grandir. Tu es plus mélancolique, un peu détaché. Ton beau visage maigre incline vers le gravier blond. On est heureux et tu es ailleurs. Comme si, à cet instant précis, sur le perron de cette grande maison où nous avons grandi, où nous avons tant joué, où nous n’avons fait qu’un, tu pressentais que tu n’aurais jamais six ans.
J’ignore pourquoi je viens d’écrire cette phrase étrange. Sans doute me réconforte-t-elle rétrospectivement. C’est si facile de faire parler, longtemps après, les petits morts. Mais j’aimerais croire que tu n’as pas été pris au dépourvu, que tu savais ton temps compté, que tu avais conscience d’être un vivant pro-visoire, et que tu étais déjà, sur la lourde terre du Provinois, plus léger que l’air.
En observant toutes les photos que je garde de toi, et où, à la montagne, à la campagne, à la mer, nous sommes inséparables, indissociables, je suis frappé par ta grâce, ta vulnérabilité, et une délicatesse suspecte, comme une présence fantomatique. À côté, j’exprime la rondeur de la vie, l’épaisseur des choses, je m’inscris dans la durée, je suis gourmand et obstiné — on peut supposer sans mal l’homme que je deviendrai, l’amoureux des vieux arbres, des hautes frondaisons et de la terre travaillée. Tu es une plante fugace, un ageratum à fleurs bleues ou une impatiens rouge — c’est un nom qui te va si bien, Anne-Marie en plante souvent devant la maison, elles sourient au soleil, acceptent d’être éphémères et puis disparaissent avec l’hiver de nos vies ; moi, je suis plutôt du genre vivace, un buddleia, dont les fleurs mauves atti-rent les papillons, les fugitifs, ou un gunnéra à l’épaisse tige à rhubarbe, qui a les pieds dans l’eau, ne craint pas la tempête et revient, même quand on l’a oublié.
Mais les photos font-elles foi ? Disent-elles la vérité ? Est-ce que je les examine ou sont-ce elles qui me dévisagent ? Lorsque je tente de les faire parler, de te faire parler, je pense à ce que m’avait confié notre grand-mère maternelle, Madeleine Launay, que nous appelions Mam et que nous adorions, t’en sou-viens-tu ? Je devais avoir dix ans. Elle avait pris ce jour-là sa voix la plus douce, la plus chaude, pour me livrer, c’étaient ses mots, deux secrets. Le premier était d’ordre religieux. Pendant la messe, le dimanche précé-dant l’accident, et alors que ni toi ni moi n’avions fait notre première communion, tu avais soudain quitté ta place au moment de l’eucharistie et rejoint, dans l’allée centrale de la vieille et humide église de Bray, la lente procession des adultes pour aller recevoir, sur la langue, avec évidence, l’hostie consacrée. Le prêtre te croyait plus âgé, ou peut-être fut-il saisi par l’expression de ta foi, par l’énigmatique profondeur de ton visage, il te la donna, y ajoutant un sourire intrigué.
De ma chaise, je t’avais observé marcher vers l’autel avec étonnement, un peu de jalousie mais aussi de contrariété, car tu avais enfreint la règle en vertu de laquelle seuls sont admis à communier ceux qui y ont été préparés, autorisés. Dans le récit que m’en fit ma grand-mère, je compris qu’elle voulait attribuer à ta communion prématurée le sym-bole d’un viatique et le poids, plus invisible que l’air, d’une extrême-onction. Certes, Mam était très pieuse. D’autant plus inspirée et inspirante qu’elle était née dans l’athéisme militant. Son père, Eugène Penancier, garde des Sceaux d’Édouard Daladier, sénateur radical-socialiste, maire de Bray-sur-Seine, avait la haine des curés. Et c’était à son insu, contre sa volonté, avec une ferveur renforcée par la clandestinité révolue des temps révolution-naires, que, à la fin de l’adolescence, elle était allée faire sa première communion à l’église Saint-Séverin. Mais, si croyante fût-elle, notre grand-mère n’avait pas inventé ton geste. Elle y voyait seulement la preuve que tout est écrit et qu’il y a, chez les enfants qui vont mourir, une trace manifeste du Dieu qui les réclame, de l’au-delà qui les aspire.
L’autre secret logeait au fond de la nuit obscure. Dans la même maison de Bray, tu avais fait un terrible cauchemar. Au milieu du jardin aux pelouses rondes et féminines, les adultes parlaient à la lumière des chandelles. C’était presque l’été ; c’était la veille de l’accident. Et soudain, là-haut, tu avais crié et pleuré. Mam était montée dans notre chambre. Elle avait calmé ton irrépressible angoisse. Tu venais d’avoir la vision d’une guerre effroyable, tonitruante, dont nul ne réchappe. Et tu avais demandé à notre grand-mère pourquoi, au lieu des armes assassines, les soldats ne portaient pas plutôt des boucliers, rien que des boucliers. Tu rêvais d’une bataille d’enfants, d’un front d’innocents. Tu réclamais la paix. Tu refusais la mort. Mam avait séché tes larmes tandis que je dormais dans mon lit du profond sommeil de l’insouciance.
Ces deux histoires, je ne les ai jamais oubliées. Elles ont fait un étrange chemin en moi. Elles me poursuivent depuis plus de quarante ans. Elles se sont accommodées du long silence où je les conservais — en les couchant aujourd’hui sur le papier, il me semble que je t’aide un peu à te relever. Elles attestent la prémonition qui saisit, à pas d’âge, ceux qui s’apprêtent à disparaître, comme s’ils voulaient ainsi avertir ceux auxquels bientôt ils vont tant manquer, les survivants hagards d’un désastre intime.
Chaque fois que je relis les derniers mots écrits, en avril 1973, par notre père, Philippe, juste avant sa mortelle chute de cheval, dans le beau texte inachevé qu’il consacra à Charles Péguy et dont les pointillés semblent dessiner sur le papier les bords à peine visibles d’un gouffre, c’est à lui mais aussi à toi, Olivier, que je pense. Ils expriment exactement ce que je ressens. « Il avait la prescience tragique de l’accident qui romprait son élan. Vision d’un avenir accidentel qui ne suspend pas les actions, qui ne ruine pas les raisons d’agir mais les renforce au contraire à la lu-mière du malheur qui va fondre… »
copyright éditions Gallimard 2011


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